Problem chka !
Récit d'expériences d'un suisse italien face à un arménien.
Dario est l'un des dirigeants de la fondation humanitaire suisse KASA, qui mène des actions en Arménie depuis 1997.
En général la communication est plus complexe que cela n’apparaît en un premier temps. L’émetteur ne réalise pas toujours à quel point son énoncé, qui lui semble pourtant très clair et logique, peut être compris totalement autrement par le récepteur. Cela est déjà vrai entre hommes et femmes et l’est encore plus entre différentes cultures.
Ce que je vais exposer ici, ce sont certes des lieux communs, mais à partir d’expériences vécues. De moi l’européen face à l’arménien, que nous pouvons définir, sans trop forcer, européen de l’est et asiatique de l’ouest : un mélange complexe.
Dit grossièrement, l’arménien me semble avoir une logique parfaitement européenne, mais des réactions fondamentalement « orientales voire asiatiques. Entre ce qu’il dit et ce qu’il fait se tisse un lien très complexe et subtil. Ceci étant je suis bien conscient qu’en sens inverse notre façon de penser peut paraître trop simple…
Je vais donc tenter de dégager certains traits récurrents à partir de dix ans d’expérience de terrain, en partant de quelques mots ou situations.
Une grande aide dans cette prise de conscience m’a été donnée entre autres par des Arméniens qui ont travaillé avec Kasa et qui se trouvent actuellement à l’étranger : « Vous nous disiez des choses que nous entendions, mais je ne comprenais pas la réalité qu’elle recouvrait. Alors je disais oui, mais ensuite je ne savais pas comment réaliser ce que vous me demandiez. Maintenant, en vivant ici en Europe, je saisis mieux ce que vous entendiez dire. » m’ont-ils avoué…
.
PREVOIR.
La responsable européenne: « Je vous demande de prévoir, par exemple au lieu d’aller acheter un kilo de sucre à la dernière minute faites un budget et un achat groupé. Dans tout vous devez prévoir, l’emploi de votre temps, les trajets à faire car il faut grouper pour réduire les dépenses ». Et l’arménien après quelques années de relation de dire. « Oui, je comprenais le mot prévoir et l’exemple concret, mais au fond cela ne me motivait pas, cela n’avait pas d’écho en moi. Prévoir quoi ? Comment voulez-vous prévoir alors que nous vivons sans argent en réserve. Pas une seule fois je n’ai réalisé que la Fondation avec laquelle je travaillais pouvait avoir des réserves d’argent. Nous ne savions pas ce que signifie un budget et prévoir ».
Faire passer tout ce qui est lié à « prévoir » suppose donc un long chemin d’analyse à faire et d’habitudes à prendre. Dire à un néophyte de prévoir ? « Prévoir quoi »se dira-t-il. En Arménie l’homme de la rue ne « connaît» ni budget de ménage, ni assurance … De même il ne lit pas volontiers une carte géographique, préférant s’arrêter pour demander son chemin. Et il attend qu’une tuile lui tombe sur la tête pour réparer les dégâts, au propre et au figuré, dans sa maison ou pour sa santé. Fatalisme oblige. Mais aussi incurie…
LES COMPETENCES.
J’ai assisté à un entretien d’embauche très déconcertant entre un homme qui cherchait une collaboratrice pour un travail de direction générale d’une petite entreprise et une arménienne au chômage. L’employeur voulait tester la personne en face, repérer son projet de vie, avant de lui dire ce que l’on attendait d’elle.
Dialogue Employeur = E Collaborateur recherché F
E : Madame quelles sont vos compétences ?
F : Compétences ? Que voulez-vous savoir au juste ?
E : Ce que vous savez faire.
F : Mais je sais tout faire, je fais tout.
E : Non, Madame vous ne pouvez pas tout faire.
F : (la dame commence à se sentir mal à l’aise et répond) Mais si, cher Monsieur, je peux tout faire.
E : Qu’aimeriez-vous faire de précis ? (Dans sa tête il se dit : Aucune compétence ? Mais qui on me présente en regardant …la personne qui a arrangé le rendez-vous !)
E : (mal à l’aise voir angoissée ne trouve plus ses mots)
Ici nous constatons face à face deux approches très opposées du travail. D’un côté une approche pragmatique- je m’adapterai-, de l‘autre une vision émargeant des sciences dites humaines et s’appuyant sur des concepts tels que optimalisation, faisabilité, diagnostic, indicateurs de performances, prestation kit de démarrage… sans parler de tous les mots anglais qui truffent des explications (et donc sans savoir l’anglais, ce qui est mon cas on est perdu)
Attention donc à qui on s’adresse. Et le bon communicateur doit utiliser des mots simples et usuels pour se faire comprendre !
LA DIFFERENCE PAR LE LANGAGE.
Elle tient essentiellement à l’expérience vécue qu’elle suppose, au modèle ou référant en amont. On la découvre peu à peu car les apparences trompent.
« Je sais tout faire »
Un habitant d’un village dira : « tout arménien sait s’occuper de moutons. »
En réalité il n’en sait pas grand chose et le mouton qu’on lui a confié, meurt.
Savoir faire ici ne signifie pas que l’habitant improvisé éleveur a des compétences, mais seulement qu’il va essayer de s’en tirer.
Chaque arménien a une fierté qui l’incite à essayer de se débrouiller dans toutes les situations, ce qui est une bonne attitude. C’est la raison pour laquelle la chose plus importante pour lui n’est pas la compétence en elle-même même si il en a, mais le fait de s’engager avec quelqu’un pour réaliser ce que cette personne lui demande. « Je sais tout faire » signifie plutôt « je suis prêt à m’engager ». A l’employeur de l’apprivoiser avec finesse pour en savoir plus sur lui, voire découvrir si il a de réelles compétences.
Le plus souvent nous avons affaire à deux types opposés de personnes.
Soit une personne simple prête à tout faire, sans formation spéciale, juste du bon sens, mais qui se considère comme nulle. Ou alors, à l’inverse : quelqu’un qui, parce qu’il a fait des études, croit déjà tout savoir. Et qui s’arroge mille titres sous prétexte qu’il a eu une expérience professionnelle. Et qui bien sûr, affirme qu’il était partout le meilleur. Sur 20 élèves au moins 15 sont les premiers de classe… mais là encore c’est une question de langage, de fierté et non plus que de vantardise. Bref, ou nul ou savant.
« Il n’y a pas de problème » (Problem chka)
C’est une phrase que vous entendez souvent en Arménie, dans les situations les plus banales aussi bien que dans les extraordinaires et officielles.
Attention cela signifie dans beaucoup de cas qu’il y a un véritable problème. C’est un piège redoutable. Mais comme l’arménien souhaite ne pas vouloir décevoir il va tout tenter seul avant d’informer son supérieur. Même si « la maison brûle » il ne le dira pas de suite, mais ira chercher de l’eau avec un seau…
On vous parle longuement de tout ce qui va bien, et juste une minute avant de partir voilà que l’on évoque le plus important, une situation alarmante qui s’est créée… ou une demande essentielle.
En bref pas question d’évoquer le négatif, une erreur commise, ou le problématique. L’arménien ne veut exprimer que le positif et le parfait, l’idéal. La vie est déjà suffisamment triste, pourquoi s’attarder sur ce qui ne va pas ? La situation va s’arranger, il faut juste attendre…
En définitive pour pouvoir progresser avec les collaborateurs il faut construire peu à peu des relations vraies et transparentes. Alors les résultats seront ensuite absolument réjouissants.
Tenir sa parole ?
« Viens-tu à cette conférence ? » Oui, réponds la charmante jeune femme bien maquillée. Mais le lendemain elle n’est pas là.
Nous apprendrons deux ans plus tard le pourquoi. Elle n’avait plus d’argent pour payer le bus, 200 AMD Aller-retour, à l’époque 80 centimes !
Rendez-vous à 8 heures à l’endroit X ? Non, la jeune femme n’est pas là.
La raison ? Elle n’a pas trouvé de suite l’endroit, elle s’est égarée. Car le trajet était nouveau et elle, femme perdue hors de son village, n’avait jamais fait un trajet sans un homme.
Nous rédigeons une convention écrite pour un projet avec des jeunes. Cette « parole » devrait suffire entre nous.
Eh bien non, elle ne vaut rien sans contrat fait chez le notaire et avec tampon rond s’il vous plait !
Je fais un jour un pari pour 10.000 AMD ou 20 €. Je gagne. Je ne reçois pas les 20 €.
Mais aucun arménien n’imagine qu’un pari est plus qu’une manière de converser.
Et en sens inverse
L’arménien. « Il y a trois ans vous aviez exprimé le désir d’avoir X. Le voici comme cadeau. »
Oui, la parole de l’hospitalité d’un arménien est proverbiale.
POSSIBLE
« Il est possible, d’envisager de faire ce projet »
Cela signifie souvent pour l’arménien moyen : le projet va se faire.
Tout ce qu’il faut pour y arriver ? L’Etat le faisait autrefois et donc l’étranger qui parle joue le même rôle.
Plus profondément il faut faire découvrir la notion de possible et de processus entre « c’est et ce n’est pas », donc entre un dualisme blanc ou noir.
OUI ET NON
« Pourrais-tu faire ceci ou cela », demande le responsable.
En principe pour un arménien c’est mal poli de dire non, cela ne se fait pas.
Donc parfois un oui signifie non en réalité. A l’européen d’analyser la situation
de sorte que l’arménien puisse répondre un vrai oui.
Peux-tu faire ceci ou cela ? Réponse oui. Mais le oui ne sera pas suivi de faits. En effet le collaborateur n’a pas le temps pour cela. Mieux vaudrait vérifier avec l’interlocuteur ses disponibilités réelles.
RESPONSABILITE OU LE POSTE DE CHEF
En 2004 une responsable arménienne (26 ans !) d’une ONG avec laquelle je collabore me dit en prenant un air de grand chef. « Donne-moi l’équipement, et c’est moi qui veux organiser le travail avec les jeunes, car tu es absolument incapable de le faire. Tu ne fais que des dégâts, ton premier projet est un échec » En d’autres termes : paie et laisse nous faire… Dialogue rude, mais éloquent.
Evidemment je n’étais pas considéré comme un chef, mais un doux utopiste, rêvant de démocratie et donc méprisable comme « chef » car dépassé et sans autorité.
Après une froide analyse je comprends que ma méthode démocratique avec des jeunes devait être revue pour tenir compte du « modèle ex-soviétique » seul connu à ce moment là. C’est le chef qui commande, un point c’est tout. Inutile de confier des responsabilités, encore plus la gestion d’un montant à un « subalterne »
Et pourtant je continue à croire qu’il faut donner des responsabilités progressives, introduire des comportements de dialogue et de mise en commun dans l’élaboration d’une organisation. Le but c’est de faire découvrir des pratiques démocratiques et rende autonomes les collaborateurs. Mais de manière plus progressive….
DEMOCRATIE ? CONSENUS MOU ? DYNAMIQUE DE GROUPE ?
KASA a été prise à partie par des voyageurs suisses : « Nous ne comprenons par votre autoritarisme ».
Nous nous sommes expliqués. Il y a un équilibre différent à avoir en Arménie entre un chef qui commande tout et une équipe de responsables qui cherchent un consensus. Le passage de l’un à l’autre est le but visé, mais si le « chef » va trop vite en besogne il perdra toute autorité et se fera rouler allégrement. Nous l’avons expérimenté.
Parfois il faut taper durement sur la table avant de pouvoir réellement collaborer.
Il reste que le réflexe « chef » est bien ancré dans les gens qui ont vécu le communisme. Cette génération a du mal à comprendre la démocratie. Et les jeunes n’ont souvent pas d’autres modèles à suivre.
Et pourtant notre espoir ce sont les jeunes et nous l’avons expérimenté. Encore faut-il leur faciliter l’acquisition de nouvelles approches et oeuvrer pour que des habitudes démocratiques se prennent. Patient labeur !
Voir mission de Kasa http://www.cooperation.net/kasa (Texte de Dario et Monique.Bondolfi) et
l’attaché sur la mission des CIC = Centres Internet Communautaires (par Anna Hovanissian).
Depuis 1991 l’Arménie est indépendante. En 2008 ceux qui ont 30 ans actuellement (nés en 1978) ont reçu une formation solide, basée sur la mémorisation, et dès leur adolescence ils ont vécu les bouleversements de la jeune République indépendante. Ils étaient avides d’apprendre et de s’ouvrir. Ceux qui ont 20 ans (nés en 1988) n’ont par contre pas connu le régime communiste et c’est une génération beaucoup plus pragmatique! Meilleure ? A voir ! L’Occident n’apporte pas que de bonnes choses !
En conclusion je dirai qu’au-delà des réflexes récurrents, nous expérimentons aussi de fructueux changements, et ce aussi bien du côté des arméniens, plus ouverts, que des européens, plus attentifs. En définitive une des expériences fondamentales vécue au sein de KASA c’est que dans l’interaction culturelle, nous évoluons constamment et réciproquement, tant les européens que les arméniens, Dirons-nous qu’au bout de dix ans nous nous comprenons mieux ? En tout cas nous partageons davantage plus en profondeur, dans un souci de mutuelle réciprocité !
Dario Bondolfi, le 16 avril 2008
http://www.kasa.am